Les néonicotinoïdes ont été réintroduits, avec dérogation pour trois ans, dans les champs de betteraves sucrières afin de lutter contre le puceron ravageur de cultures. Un des arguments avancés en faveur du retour de ces insecticides est le fait qu’ils n’auront aucun effet néfaste sur les abeilles puisqu’elles ne butinent pas ces plantes. Est-ce vrai ?
Vincent Guyot, céréalier dans le nord de l’Aisne : « Betteraves : sachant qu’aucune abeille ne butine aucune des 100 000 betteraves par hectare des 400 000 hectares semés en France, ré-autoriser les néonicotinoïdes sur betteraves ne tuera aucune abeille dans les années à venir. »
Emmanuelle Ducros, journaliste agriculture à L’Opinion : « Sachant que le train va à 150 km et que la baignoire fuit de deux litres à l’heure, calculez l’âge du capitaine. »
Aucun danger pour les abeilles ? Avant d’aborder le thème de ces pollinisateurs, il faut tout d’abord parler cultures.
Quel est le problème ?
Selon l’Agreste*, la France est le second pays producteur de betterave sucrière au monde avec 447 000 hectares cultivés en 2019 (1). Les cultures de la betterave sucrière sont sensibles au virus de la jaunisse transmise par le puceron vert du pêcher. En piquant la plante pour se nourrir de la sève, cet insecte contamine la plante. Dès lors, les feuilles prennent une coloration jaune-orangée caractéristique de la maladie et ont plus de difficultés à faire de la photosynthèse*. Résultat : la partie de la betterave utilisée pour fabriquer le sucre, située sous terre, est beaucoup plus petite.
Les betteraviers affichent donc des pertes de rendements* allant parfois jusqu’à 50 % de leur production. Avant leur interdiction en 2018 décidée par la loi de biodiversité de 2016, certains néonicotinoïdes* (NNI), le thiaméthoxame et l’imidaclopride, étaient utilisés par les agriculteurs afin de lutter contre le puceron vert. Car, selon ces derniers, il n’existait pas d’alternative efficace. Dans ce cas précis, ces produits phytosanitaires ne sont pas pulvérisés : les semences achetées par l’agriculteur sont déjà enrobées par l’insecticide.
Depuis octobre 2020, le débat est relancé pour réintroduire les néonicotinoïdes* (thiaméthoxame et imidaclopride) sur dérogation, pour trois ans. Le 4 novembre 2020 au soir, le Parlement a donné son feu vert pour leur réintroduction temporaire (2), néanmoins, « rien n’est encore fixé », précise le syndicat betteravier CGB.
Mais, comme le confirment deux études de 2017 (3) et de 2018 (4) , lorsqu’ils sont pulvérisés, les NNI* ont des impacts négatifs sur les abeilles. Donc si les semences sont enrobées d’insecticides et que ceux-ci ont un effet ravageur sur le puceron vert, sont-ils également dangereux pour les abeilles ?
Pas de butinage ne veut pas dire pas de risque
Les betteraves sont récoltées avant leur floraison. Sans fleur, elles ne peuvent pas être butinées. De fait, il est vrai de dire que les abeilles ne butinent pas les betteraves, comme l’affirment certains betteraviers. De plus, le fait que les semences sont déjà enrobées par l’insecticide lors de l’achat par les agriculteurs apparaît comme une barrière supplémentaire pour limiter le contact des abeilles avec l’insecticide.
« Les insectes butineurs, tels que les abeilles, ne sont jamais exposés aux néonicotinoïdes* sur betterave. La betterave sucrière ne produit pas de fleur quand elle est cultivée », confirme l’Institut technique de la betterave sur son site internet (5).
Mais si l’abeille ne peut pas se nourrir de nectar ou de pollen de betterave, elle peut boire et profiter du phénomène de guttation*, une forme de sudation des feuilles. Elle peut même profiter des fortes pluies pour s’abreuvoir dans les flaques d’eau des parcelles : « Ainsi, il ne peut pas être exclu que l’utilisation de semences de betteraves enrobées ne soit pas à l’origine d’une exposition des porteuses d’eau qui viennent s’abreuver à proximité des champs de betteraves », alerte de son côté l’Institut technique de l’abeille sur son site web (6).
Attention à la culture suivante
Au-delà des interactions directes possibles qu’il y a entre les abeilles et les betteraves, la question se pose de l’après-culture. En effet, le point négatif des néonicotinoïdes*, est leur persistance dans le sol, parfois plusieurs mois. On le mesure grâce à la demi-vie, à savoir le nombre de jours qu’il faut pour qu’il ne reste que 50 % du composé.
« L’imidaclopride a ce défaut d’avoir une demi-vie qui est longue : 118 jours. Une fois qu’on a étendu le produit dans l’environnement, 118 jours après, en gros trois mois, il en reste 50 % », expliquait à Public Sénat Roger Genet (7), directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), lors de son audition à la Commission des affaires économiques du Sénat le 14 octobre 2020.
Or, ce phénomène de persistance dépend de plusieurs facteurs, tels que le type de sols ou encore le climat. Dès lors, il est important de prendre en compte le type de plante qui suivra la betterave dans la rotation. C’est ce qu’a rendu obligatoire le gouvernement dans son plan de soutien à la filière betterave-sucre. Dans un communiqué de presse du 6 août 2020 (8), le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation réaffirme les conditions strictes d’usage, comme « l’interdiction de planter des cultures attractives de pollinisateurs suivant celles de betteraves, afin de ne pas exposer les insectes pollinisateurs aux résidus éventuels de produits. »
Néanmoins, si la culture suivante est peu mellifère*, cela limite les possibilités alimentaires des abeilles, comme l’explique l’ITSAP (9) – Institut technique et scientifique de l’apiculture et de la pollinisation : « La réduction du risque d’exposition des abeilles via l’implantation imposée de plantes non attractives après la betterave réduirait par conséquent les surfaces en ressources disponibles pour les abeilles et les apiculteurs, dans des zones où l’apiculture repose en partie sur les cultures oléagineuses et protéagineuses. »
Au total, qu’il s’agisse du phénomène de guttation* ou des mises en garde concernant le choix de l’après-culture, rien n’indique à ce jour que le seul fait que les abeilles ne butinent pas la betterave ne représente pas pour autant un risque pour ces pollinisateurs. On n’est donc pas sortis de la ruche !
À retenir : Il est vrai de dire que les abeilles ne butinent pas la betterave. Mais cet argument ne peut pas être présenté pour affirmer qu’il n’y a aucun risque pour ces pollinisateurs. La recherche scientifique sur les interactions entre abeilles et néonicotinoïdes* se poursuit pour évaluer au mieux les risques encourus.
*Définitions Agreste : service de la statistique du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation Photosynthèse : chez les végétaux et certaines bactéries, en présence de lumière, réaction biochimique qui, à partir de molécules minérales simples (CO2, H2O …), produit des molécules organiques glucidiques de relativement faible masse molaire Rendement : en agriculture, il s’agit du poids, le volume d’une récolte rapporté à l’unité de surface, souvent exprimé en quintaux ou en tonnes par hectare Néonicotinoïdes : insecticide dérivé de la nicotine, dont le mode d’action cible le système nerveux des insectes Guttation : processus biologique caractérisé par l’apparition de gouttelettes d’eau, au petit matin, qui suintent aux extrémités ou aux bords des feuilles ou des sépales chez les plantes vasculaires, notamment chez certaines graminées Mellifère : qui produit du miel |
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(1) https://web.archive.org/web/20201021155721/https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/
(4) https://web.archive.org/web/20201006211552/https://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/180228